TABLE RONDE L’AGEFI : «La transformation est au cœur de 90 % des sujets que nous traitons»
Cinq chasseurs de têtes décryptent les tendances du marché du recrutement sur fond de Brexit, d’innovation et de bouleversement générationnel.
En dépit du flou persistant sur le Brexit, en percevez-vous déjà des effets sur l’emploi pour la finance tricolore ?
Denis Marcadet – Pendant deux ans, le sujet Brexit a alimenté toutes les rumeurs, sans qu’il ait été accompagné d’un effet sur l’emploi. La situation a évolué depuis l’été, avec de premières décisions de transferts de postes en dehors du Royaume-Uni. Conjonction de plusieurs facteurs économiques et politiques, Paris est apparu comme une place bien positionnée sur les métiers de marché, avec la perspective de devenir, pour les banques internationales, un hub de trading et de distribution actif. Aujourd’hui, si nombre de plans de mobilité sont sur les rails, rien n’est totalement finalisé. Il y a eu quelques créations de poste – côté financement structurés notamment –, mais cela reste limité.
Laurence Hagelsteen – Pour l’heure, le seul effet sensible du Brexit est un afflux de CV de candidats ayant entre quatre et dix ans d’expérience qui, à l’occasion du Brexit, décident d’en finir avec l’aventure londonienne. A moyen terme, tout laisse supposer une forte revalorisation de la place parisienne et le retour de certaines fonctions telles que la distribution, le trading… Le lobbying effectué dans ce sens depuis plusieurs mois va permettre un rééquilibrage par rapport à Londres. Paris s’imposera donc de plus en plus comme une alternative de choix dans un déroulé de carrière.
Jean-Paul Brette – Paris est en effet beaucoup mieux « marketé » qu’il y a quelques années et devrait tirer son épingle du jeu. Un certain nombre de sociétés de gestion basées au Royaume-Uni ont déjà déposé leur dossier d’agrément à l’Autorité des marchés financiers (AMF) – avec des clauses suspensives liées au Brexit. Cela se fera ou non, mais on sent qu’il y a du mouvement. Il est probable que le Brexit ramène des milliers d’emplois.
Danielle Nassif – On parle aussi de concurrence entre Francfort et Paris. C’est un faux débat. Ce ne sont pas les mêmes marchés et, à mon avis, les deux places sont plutôt complémentaires. Si on manque encore de visibilité à Paris, certaines structures étrangères auront besoin de s’y installer à un moment donné, avec des créations de postes à la clé. Outre les sociétés de gestion, c’est aussi le cas de certaines fintech qui veulent se déployer sur les marchés francophones. Mais les effets du Brexit en termes d’embauches ne devraient réellement se matérialiser qu’en 2019.
Quels sont les besoins actuels et quelles tendances entrevoyez-vous pour 2019 ?
Delphine Dubreuil – Nous avons fait une excellente année sur le private equity, l’analyse d’actifs réels, le risk management et, évidemment, la déontologie, la conformité réglementaire, ainsi que la sécurité financière. Cela devrait continuer en 2019. Il y a également un flux constant d’activité sur la banque privée et les family offices, qui se transforment énormément et représentent toujours un potentiel important. L’épargne, de manière générale, est également très porteuse, aussi bien dans les grandes compagnies d’assurances que les groupes de prévoyance ou la banque de détail. Mais j’ai surtout été frappée, ces derniers mois, par le besoin des acteurs financiers d’être accompagnés sur des problématiques de transformation opérationnelle. D’où le développement probable d’équipes de conseil externe ad hoc spécialisées dans les services financiers.
Denis Marcadet – Outre un flux régulier dans les métiers de l’investissement et du M&A (fusions-acquisitions, NDLR), on note de la « liquidité » pour ceux de la banque de financement et d’investissement (BFI), avec des recherches régulières, tant côté coverage, front-office, financements que sur les fonctions d’accompagnement comme l’analyse, la conformité ou le risque. Même constat pour les métiers de flux et de paiement, ainsi qu’en gestion d’actifs auprès des teneurs de clientèles. Dans un environnement où le digital s’impose, le secteur financier vit au rythme des projets de transformation. Une redéfinition des modèles sociaux et des postes en découle. Nous jouons un rôle actif dans la définition des besoins : revisiter la demande exprimée dans son contenu et la confronter au principe de réalité est notre quotidien.
Danielle Nassif – Le fil conducteur, c’est vraiment la transformation. Elle est au cœur de 90 % des sujets que nous traitons aujourd’hui, qu’il s’agisse de recrutement, de diagnostic d’organisation, d’évaluation des équipes, de leadership. Les banques sont en mutation profonde. Elles doivent se doter d’organisations plus plates et ont besoin d’évaluer leurs équipes dirigeantes de manière différente en s’appuyant sur des critères d’agilité, y compris dans les fonctions supports : capacité à innover, à s’adapter, à être centré sur le client. Cela touche aussi le mode de management, la capacité à déléguer, à faire confiance. C’est une remise en cause des organisations très hiérarchisées qui prévalaient jusqu’à présent. En termes de profils, les besoins portent sur les différents aspects de la transformation digitale : l’expérience client, la donnée, l’innovation, la proximité avec les fintech…
Jean-Paul Brette – Si la banque demeure un secteur sous contrainte, il y a toujours beaucoup de choses à y faire. Car qui dit contrainte dit nécessité d’être imaginatif, d’où de nouvelles opportunités et l’apparition de niches de recrutement, par exemple, pour les analystes ISR (investissement socialement responsable, NDLR). On peut aussi parler de la transformation à l’œuvre dans la protection sociale. Des regroupements s’opèrent, les profils ne sont plus forcément adaptés. Cela génère des demandes de recrutement, mais aussi de conseil en RH pour comprendre la réalité des besoins. Pour rebondir sur ce qui a été dit précédemment, nombre de recrutements liés au secteur financier ne se font pas dans la banque-assurance, mais dans toutes les structures de conseil qui gravitent autour. Pour repenser les modèles, on sollicite des expertises externes, qui seront probablement internalisées par la suite.
Quelle place la finance accorde-t-elle aujourd’hui aux « soft skills », ou compétences comportementales ?
Danielle Nassif – Les RH sont devenus très entreprenants sur le sujet. C’est un grand changement par rapport à ce qu’on a connu il y a quelques années. A un certain niveau de séniorité, la capacité à influencer les clients, les équipes, et ce jusqu’au plus haut niveau – par exemple pour diffuser la culture de l’innovation –, est une compétence clé. C’est également le cas du management agile, c’est-à-dire la capacité à faire confiance, à déléguer, à responsabiliser. Ce qui n’est pas du tout dans la logique historique du secteur bancaire, et beaucoup plus complexe à aborder ! On cherche également pour la banque, et de manière désormais récurrente, des personnes capables d’attirer les talents et de les retenir.
Denis Marcadet – Les soft skills comportent plusieurs dimensions. Elles occupent une place très importante dans un environnement qui revisite la relation au travail. Elles peuvent être générationnelles – les générations X, Y ou Z n’ont pas, entres elles comme avec leurs aînées, les mêmes attentes et comportements – ou managériales, avec le passage d’un mode top-down à un management transversal de type projet. Autant de thèmes de réflexion qui font appel à une identification fine des talents et impliquent de rééduquer les strates intermédiaires. Les fintech, qui interagissent différemment des établissements traditionnels, illustrent cette approche. On a vu des professionnels de la banque rejoindre l’univers fintech, puis être repris par des institutions bancaires qui veulent repenser leur modèle. Ces « croisements » auxquels se greffent les événements de marché tel le Brexit construisent une sorte de nouvelle « infrastructure sociale » nécessitant, pour les fonctions RH, de mieux prendre en compte les « fondamentaux » des individus.
Laurence Hagelsteen – Ce qui est intéressant en effet, c’est ce transfert générationnel. Ainsi que la diffusion de plus en plus importante, dans les organisations, de la culture du coaching et des concepts tels que le lean management (approche systémique d’optimisation des processus inspirée du système de production de Toyota, NDLR) ou l’empowerment (littéralement « autonomisation des professionnels », NDLR). Tout cela transforme profondément les critères sur lesquels on avait l’habitude de recruter.
Delphine Dubreuil – J’ajoute que, dans les services financiers, il y a à mon avis une problématique de pyramide des âges qui induit une réflexion sur la génération qui va arriver aux commandes et qui a forcément une culture différente de celle des grands managers qu’on a connus dans les années 1990-2000. Les critères de réussite, de progression de carrière ne seront plus les mêmes. La féminisation des comités de direction aura probablement aussi un impact qu’on peut difficilement évaluer aujourd’hui.
Jean-Paul Brette – Nous avons en tout cas un rôle à jouer auprès de nos clients pour les aider à définir ce que sont les soft skills, leur permettre de les évaluer et d’aider leurs collaborateurs à les développer. Car une fois que l’on a dit que les soft skills étaient une somme de traits de personnalité couplés à des attitudes, on n’est pas plus avancé ! Historiquement, on nous disait : « je veux quelqu’un qui ait du leadership ». Mais chacun a sa propre idée du leadership. Aujourd’hui, on parle d’innover, d’inspirer, d’influencer, de construire un réseau, etc. quand des DRH ont encore en tête savoir, savoir-faire et savoir-être. Il s’agit de passer à une autre étape.
Tous ces changements ouvrent-ils le secteur à des profils non financiers ?
Danielle Nassif – Pour les fonctions liées à l’innovation, à la transformation digitale, à la gestion des data, les clients sont, de manière pragmatique, ouverts à d’autres secteurs d’activité, et même parfois demandeurs. C’est un phénomène relativement nouveau. Sur des fonctions plus classiques, en revanche, s’il nous arrive de démarrer le mandat avec ce souhait d’ouverture à d’autres profils, la non-connaissance du secteur bancaire ou assurantiel s’avère finalement souvent rédhibitoire pour nos clients.
Delphine Dubreuil – Mais s’il reste peu perméable à d’autres secteurs, hormis sur les problématiques digitales, le monde des services financiers est tellement vaste et diversifié que beaucoup de passerelles se sont créées entre ses différents acteurs. C’est ce que nous avons constaté ces dix ou quinze dernières années, surtout depuis 2008 : énormément de gens sont passés de la banque d’investissement à l’asset management, de la gestion d’actifs à l’assurance, etc.
Laurence Hagelsteen – Une niche, tout de même, se distingue dans l’intégration de profils qui ne sont pas du sérail : il s’agit de l’investissement socialement responsable où les jeunes analystes extra-financiers, comme le font d’ailleurs les profils digitaux, diffusent leur propre culture dans un environnement financier.
Les grandes banques séduisent-elle encore les jeunes ?
Delphine Dubreuil – La crise de 2008 a clairement atténué l’intérêt porté à la dimension rémunération des carrières financières. Et les millennials aspirent davantage à vivre des aventures entrepreneuriales qu’à rejoindre des banques d’investissement et à gravir un à un tous les échelons.
Laurence Hagelsteen – Il est clair que l’attractivité et la capacité de rétention sont deux problématiques clés pour les institutions financières, confrontées à des enjeux de recrutement importants du fait du renouvellement générationnel sur certaines activités bancaires. Je pense néanmoins que l’attractivité du secteur sort renforcée par ces deux grandes thématiques que sont la transformation digitale et la prise en compte des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance, NDLR). Ce monde extrêmement réglementé veut aujourd’hui se transformer et devenir agile. Il est d’ailleurs très probable qu’à moyen terme, il absorbe des fintech ou des assurtech et capte ainsi les profils qui lui auraient échappé au départ. Ce qui est aussi intéressant pour le candidat en termes de déroulé de carrière que pour l’employeur qui va vivre une transformation managériale et culturelle très importante.
Denis Marcadet – Le secteur retrouve un peu ses titres de noblesse dans un contexte qui, lui-même, se revisite. Nous sommes face à une génération de l’instant. Les jeunes ont besoin de plaisir, de sens. L’ESG est, à cet égard, mobilisateur. Ils sont peu ou pas dans la « construction », en attente d’un retour sur investissement immédiat. Les RH se doivent de repenser leurs plans d’intégration et d’accompagnement, et de mener une réflexion sur l’attractivité et la fidélisation – si tant est que ce dernier mot ait un sens.
Danielle Nassif – L’innovation est un facteur d’attractivité. Le fait d’être agile, de proposer aux collaborateurs des outils modernes, des bureaux conviviaux, du télétravail, d’être capable de les évaluer différemment…, tout cela alimente la marque employeur, concept auquel les établissements financiers commencent à être sensibilisés. D’autant qu’ils font face à une pénurie de talents au niveau exécution dans les métiers traditionnels, pour lesquels la progression de carrière paraît trop longue et le facteur rémunération ne suffit plus.
Jean-Paul Brette – En dépit d’une apparence statique, les banques ont une forte capacité à évoluer. Elles vont continuer à le faire pour s’adapter aux générations actuelles. Et puis on pense toujours aux très grandes banques. Mais il n’y a pas qu’elles. C’est en passant par la bande que le secteur redevient progressivement attractif : une entreprise de microcrédit n’a pas de mal à recruter, parce que les jeunes y trouvent un sens. Je suis assez confiant sur la capacité des banques à intégrer progressivement tous ces enjeux.
Les candidats formulent-ils clairement leurs desiderata ?
Delphine Dubreuil – Les problématiques d’environnement de travail au sens large sont de plus en plus présentes, en lien avec les aspirations des jeunes générations. Des candidats peuvent, à un moment donné, mettre un terme à la discussion pour des questions apparemment triviales – absence de télétravail, de plan d’intéressement, localisation des bureaux hors de Paris, insuffisance des RTT… – qui n’étaient absolument pas envisageables il y a encore dix ou quinze ans. On sent également une forte demande de mentoring de la part des jeunes professionnels ayant entre cinq et dix ans d’expérience : ils veulent du challenge intellectuel, intégrer des équipes au sein desquelles ils trouveront une dynamique de formation et d’accompagnement. Ils sont moins enclins à se mettre en avant pour monter rapidement les échelons, mais aspirent à rejoindre un projet cohérent. Et ils comptent sur les autres pour progresser.
Danielle Nassif – Ils sont effectivement moins complexés pour poser toutes les questions qui leur tiennent à cœur. Il y a un changement des mentalités et du rapport à l’employeur. D’ailleurs, les candidats rejoignent un projet, éventuellement une personne, mais pas forcément une entreprise. Ce qui peut être plus difficile à gérer pour celles qui les accueillent.
Denis Marcadet – Notre rôle est de convaincre les entreprises que ces attentes ne sont pas indécentes. Ce n’est pas parce que les candidats les soumettent qu’ils sont inadaptés au poste proposé et à la culture de l’organisation.
Propos recueillis par Hélène Truffaut
TABLE RONDE L’AGEFI – Chasseurs de Têtes – version PDF de l’article
« La transformation est au cœur de 90 % des sujets que nous traitons » – L’Agefi